"Quand la musique change, la danse change aussi" (Par Hachemi Alaya)

Quand un pays sort de la « démocrature » et aspire à intégrer le club des pays démocratiques, il doit nécessairement conduire une politique de transformation économique pour consolider sa transition politique et assurer un avenir encore meilleur à ses citoyens. Telle est la leçon de l’Histoire. Tel est aussi le message qu’a voulu délivrer Christine Lagarde au peuple tunisien : « Quand la musique change, la danse change aussi ». L’ère des atermoiements et des simulacres de réformes est révolue car l’empathie du bailleur de fonds a des limites.

La visite la semaine dernière à Tunis de la Directrice générale du FMI a rendu d’actualité –pressante– la question de la transition économique tunisienne. Elle a mis à la «une » le véritable dossier chaud de la rentrée et mis en demeure le gouvernement d’en finir avec les tergiversations, les demi-mesures et les manœuvres destinées à faire temporiser le Fonds. Mais, à dire vrai, il n’y a pas que cela. Tous les autres faits saillants de la semaine abondent dans la même direction : La Tunisie doit inaugurer sans délai une politique économique audacieuse pour consolider durablement sa réussite politique car, 1) la détérioration de la situation économique du pays s’accélère, 2) l’immobilisme en matière de « transition économique » qui a succédé au malgoverno des années de transition politique est en train de contribuer à aggraver les plaies qui ont embrasé le pays en 2011 et entraîné la révolte, enfin 3) la patience et l’empathie du Fonds qui s’attelle à adopter une nouvelle approche cette année -de changer de musique- a des limites.

La détérioration de la situation économique du pays s’accélère

Les chiffres du commerce extérieur tunisien au mois d’août que vient de publier l’INS éclairent sous un nouvel angle les faiblesses de l’économie et témoignent d’une accélération de la dégradation économique. La Tunisie échange de moins en moins avec l’extérieur. Pour la première fois depuis 2010, le total des échanges extérieurs du pays réalisés au cours des huit premiers mois de l’année, s’est inscrit en régression (-1,6% en rythme annuel) et ce, pour le deuxième mois consécutif. Le recul du volume des exportations de marchandises en août (-13,5% en rythme annuel) dépasse le précédent record de l’année de crise 2011. Quant au fort repli des importations (– 9,0 %), non seulement il augure d’un affaissement dans un futur proche des exportations mais il n’a guère concerné les achats de biens de consommation qui eux, ont continué de bondir à un rythme effréné (+15,2% en rythme annuel). Le taux de couverture des importations par les exportations du mois a atteint son plus bas historique depuis près de quatre décennies : 51,5%.

L’inflation ne désarme pas. Malgré la chute spectaculaire des prix mondiaux des produits de base importés par la Tunisie, malgré le tassement à des niveaux proches de zéro de l’inflation en Europe et malgré l’appréciation sensible du dinar face à la monnaie de la zone avec laquelle la Tunisie réalise l’essentiel de ses emplettes, les prix de gros ont bondi au cours des sept premiers mois de 2015 à un rythme quatre fois élevé qu’en 2013-2014. Un brusque accès de fièvre au niveau des « prix de vente industriels » révélateur selon toute vraisemblance, des anticipations des entreprises sur les hausses salariales à intervenir. Un rebond qui ne manquera pas de se retrouver au cours des prochains mois au niveau des prix de détail.

Autre composante fondamentale de la stabilité macroéconomique du pays, la dette publique. Les chiffres du mois de juillet qui viennent d’être publiés cette semaine, révèlent que celle-ci continue de caracoler à un rythme à deux chiffres (+12,0% en moyenne des sept mois 2015 par rapport à la même période de l’année précédente dont +26,6% pour la dette extérieure) contribuant ainsi un peu plus à compromettre sa soutenabilité.

Une croissance de moins en moins inclusive

Comme souligné par la Directrice générale du FMI dans son discours, « La Tunisie a fait ces dernières années un parcours économique remarquable. Elle a affiché une croissance d’environ 2,5% par an en 2013 et 2014… » mais, ce qu’elle ne dit pas en faisant allusion à « une transition prolongée, des troubles sociaux récurrents et un impact accru des conflits régionaux » c’est que cette croissance a été de moins en moins inclusive.

Dans le rapport publié cette semaine par le World Economic Forum (WEF ou Forum de DAVOS) et portant évaluation des bénéfices apportés par la croissance économique au niveau de vie de la population, la Tunisie en tant que pays classé dans la catégorie des « pays à revenus faibles et moyens », y apparaît comme un pays qui continue de souffrir les maux qui ont largement motivé le soulèvement de 2011. Le chômage, particulièrement le chômage des jeunes et des femmes, reste particulièrement élevé et la machine économique incapable de générer des emplois productifs correctement rémunérés. Le secteur éducatif délivre un « produit » dont la qualité est en voie de détérioration. Surtout, l’accès à une formation de qualité y est de plus en plus problématique et le secteur éducatif public remplit de moins en moins son rôle d’intégrateur social et de facteur d’atténuation des inégalités. La lutte contre la corruption et les situations de rentes indues qui ont été la marque du régime déchu ne semblent guère avoir marqué des progrès. Dans le nouveau classement du WEF, la Tunisie n’est guère mieux lotie en matière de promotion de l’entrepreneuriat, de l’auto-emploi et d’accès à la propriété des actifs, notamment les actifs immobiliers. L’initiative individuelle y reste bridée par une bureaucratie tatillonne et une réglementation guère incitative particulièrement pour les jeunes. Le WEF précise que la Tunisie a certes développé de bons services de base, en particulier dans le système de la santé mais doit agir pour améliorer son environnement des affaires et favoriser l’investissement privé et la création d’emplois pour les jeunes.

L’empathie du FMI à l’égard de la Tunisie a des limites

La tonalité de fond du discours de la Directrice générale du FMI, les thèmes abordés, les références locales citées et les faiblesses esquissées révèlent des signes d’impatience voire, d’une incompréhension agacée. En effet, voici un pays qui a réalisé la prouesse historique de réussir la première transition politique pacifique dans le monde arabe, un pays qui a su surmonter et gérer de manière pacifique et consensuelle ses conflits internes mais qui, quatre années plus tard, ne parvient toujours pas à mettre en œuvre une politique économique qui permette de sortir des blocages qui se rattachent à une « démocrature » corrompue. Un pays qui s’est insurgé pour recouvrer ses libertés politiques mais qui s’est évertué après à brider (constitutionnellement) les libertés économiques. Un secteur privé qui a quasiment arrêté d’investir en réaction contre les brimades et les pratiques anticoncurrentielles de la camarilla de l’ancien régime mais qui, continue de camper dans un wait and see malgré le découronnement et la mise à l’ombre des acteurs de la prédation affairiste. Un pays qui s’est révolté contre la montée du chômage, de la pauvreté et des inégalités mais qui, quatre années plus tard, est toujours incapable de réaliser que c’est sa réglementation tatillonne qui bride l’activité économique et sacrifie les jeunes et les femmes qui veulent entrer sur le marché du travail. Un pays qui s’est soulevé contre la mauvaise gestion de l’argent public et les lourdeurs et brimades d’une machine bureaucratique longtemps asservie et détournée au profit de certains intérêts particuliers mais qui n’a cessé tout au long de sa transition démocratique d’engraisser son secteur public, de creuser le trou de ses finances publiques et de détourner l’argent public de l’investissement vers la consommation. Un pays qui s’est dressé contre la corruption, les rentes de situation indues et le favoritisme partisan mais qui, quatre années plus tard, offre au monde l’image d’un pays où la corruption et les activités illégales ont continué de prospérer voire, comme le démontre la posture de Transparency International de la semaine dernière, où le risque de corruption institutionnalisée et de détournement de l’argent public est de retour.

En bref, plus de quatre années après sa « révolution », la Tunisie a certes franchi un pas en avant considérable sur la voie du développement politique -changé de musique- mais reste bloquée en matière de développement économique ; elle n’a pas changé de danse. Un blocage qui, s’il perdure, risque non seulement de compromettre son avancée politique mais d’aboutir à terme à des convulsions sociales et politiques aux conséquences imprévisibles. Plus de quatre années après sa « révolution », la Tunisie offre au monde l’image d’un modèle de transition politique qui ne correspond à aucune expérience historique connue : ni big bang comme dans certains pays de l’ancien bloc soviétique qui ont rompu brutalement avec l’économie planifiée, ni évolution gradualiste avec des réformes structurelles s’inscrivant dans la durée selon un agencement savamment dosé et un sequencing cohérent. Un modèle qui a refroidi l’enthousiasme débordant qu’a suscité auprès des investisseurs « la Révolution de jasmin ». Un modèle qui échappe à toute intelligibilité et qui est en voie de favoriser la transmutation de l’empathie et des prédispositions favorables en agacement voire à des révisions déchirantes.

En effet, loin de permettre de « paver la route [semée d’obstacles], qui mène vers le succès », l’appui budgétaire apporté par le Fonds est en fin de compte, en l’absence de volonté politique réelle et engagée, en train de financer sinon l’immobilisme, du moins des réformettes en guise de réformes, des mesurettes à l’impact incertain et limité. Il est à cet égard significatif d’observer que dans son discours passablement exhaustif, Christine Lagarde n’a guère fait allusion aux «réformes» déjà engagées que les différents rapports de mission du Fonds ont listé pour motiver les déblocages des six tranches successives du prêt de 1,75 milliard de dollars… Et pour cause, quel Tunisien a ressenti ou pourrait citer une réforme économique financée par le FMI qui a impacté sur sa vie ?
Mais le Fonds n’est pas dupe. «En plusieurs occasions, les objectifs et les dates-butoirs ont été modifiés pour tenir compte des difficultés de mise en œuvre ou des situations imprévues telles que les récents attentats. ». La « souplesse et la réactivité […] face à la volatilité des contraintes politiques et sociales » dont il a fait montre jusqu’ici, a des limites ; celles qu’impose une utilisation judicieuse par la Tunisie des fonds empruntés pour garantir leur remboursement.

Longtemps accusé d’avoir assuré grâce à son appui financier la pérennité du régime corrompu et dévoyé de Ben Ali et d’avoir porté aux nues un modèle de croissance non inclusive, le FMI de Christine Lagarde ne peut se permettre d’apporter indéfiniment son appui à une politique économique à base de réformettes et de demi-mesures qui n’aboutissent en fin de compte qu’à perpétuer un état de fait qui empêche d’aller vers une croissance inclusive et durable.

Par : Hachemi Alaya (Ecoweek TEMA)

© Copyright Tustex