La Tunisie paie le prix de son sous-investissement et de sa démagogie anti-entreprise (Par Hachemi Alaya)

L’éruption de violence des jeunes de Kasserine est la conséquence directe de l’effondrement de l’investissement au cours des cinq dernières années. Manque de confiance, instabilité réglementaire et démagogie anti-entreprise sont en fin de compte les véritables raisons de ce sous-investissement qui, si l’on n’y prend garde et si rien n’est fait pour y remédier, augurent de convulsions encore plus graves à l’avenir. La Tunisie doit veiller à ce que le nouveau code de l’investissement réponde à deux exigences essentielles : la « libération » réelle des entreprises et des candidats à la création d’entreprise de la tutelle pesante et rebutante de l’Etat et de son administration d’un côté et de l’autre côté, concentrer l’effort, les avantages et les incitations financières en direction des jeunes pour les encourager à créer leur propre emploi, des auto-entrepreneurs désirant se développer en s’extirpant de l’informalité, des régions défavorisées, etc.

Par sa violence, qui vise directement la plus haute et la plus emblématique représentation de l’Etat dans la région, l’éruption de la colère des jeunes de Kasserine est assurément l’événement économique le plus important de la semaine. Une révolte aussi soudaine qu’attendue en raison de l’aggravation du chômage des jeunes en 2015. Un empirement de la condition des jeunes et des exclus du modèle tunisien qui est lui même prévisible au regard de la déprime et du repli non stop de l’investissement depuis 2011. En effet, l’année 2015 s’est terminée sur un bilan de l’investissement calamiteux ; encore plus cataclysmique qu’en 2011.

En effet, l’année 2015 s’est terminée sur un bilan de l’investissement calamiteux ; encore plus cataclysmique qu’en 2011. C’est ce qu’indiquaient déjà les données afférentes aux importations de biens d’équipement analysées la semaine dernière  (Cf. Ecoweek n° 032016) : en 2015, les achats de la Tunisie à l’étranger de biens destinés à accroître les capacités de production de l'entreprise et d’améliorer sa productivité ont reculé de 3,7% par rapport à l’année 2014. De 31,8% en 2010, les importations de biens d’équipement n’ont constitué que 26,3% des importations totales du pays en 2015. C’est aussi ce qu’éclairent sous un autre angle, les données publiées cette semaine par l’Agence de Promotion de l’Industrie & de l’Innovation (APII).

Bien qu’imparfaites et ne prétendant pas mesurer les investissements réalisés par les entreprises mais seulement les investissements qu’elles envisagent de réaliser, les données de l’APII révèlent l’ampleur du déficit d’investissement accumulé par notre pays depuis sa « révolution ». De 4,8 milliards de dinars en 2010, le volume des investissements déclarés à l’APII est passé à 4,1 milliards en dinars courants en 2015 ce qui, compte tenu de l’inflation, correspond à 3,2 milliards en dinars de l’année 2010 et donc, un recul de près de 33,1%. Le nombre de projets industriels déclarés s’est contracté depuis de 19,8%. Mais c’est au niveau des emplois dont la création est envisagée que l’effondrement est le plus patent : près de 143 mille emplois en 2010, moins de 88 mille en 2015. Le nombre d’emplois dont la création est estimée par les déclarants a été même divisé par deux dans les activités industrielles entre 2010 et 2015 (voir détail en page 4). Un chiffre qui tendrait à indiquer que les entreprises tunisiennes qui continuent à investir sont de plus en plus portées vers les investissements favorisant l'automatisation de leurs processus de production aux fins de réduire l’impact de la « casse sociale » et de pallier la dégradation de la productivité-travail de leurs employés.

En bref, les entreprises tunisiennes ont raboté considérablement leurs investissements et l’ardeur des candidats à la création de nouvelles entreprises et la promotion de nouveaux projets a été considérablement refroidie au cours des cinq dernières années. Les raisons de ce déficit d’investissement sont connues et parfaitement identifiées. Hormis celles liées à la faiblesse de la demande étrangère adressée aux entreprises exportatrices ou encore, celles liées à la restriction du crédit bancaire dans le contexte de crise qui a frappé les banques tunisiennes, les véritables causes ont pour noms : manque de confiance, instabilité réglementaire et démagogie anti-entreprise.

D’abord, le manque de confiance.

Nous avons à maintes reprises souligné dans ces colonnes qu’il existe non pas deux facteurs de production, le travail et le capital, mais trois. Le troisième est la confiance. Sans elle, les meilleurs dispositifs, les plus alléchants codes d’investissement et les plus généreuses exonérations fiscales n’auront aucun impact sur l’investissement. Or, pour restaurer la confiance encore faut-il avoir une gouvernance politique qui sache et proclame où elle veut aller, qu’elle veille à faire respecter l’autorité de l’Etat, qu’elle respecte sa parole et tienne ses promesses. Ainsi, lorsque l’Etat intervient pour arbitrer et acco

rder des augmentations salariales supérieures à l’inflation et ce, au mépris de tous les indicateurs qui révèlent que la productivité du travailleur est en baisse depuis des années, non seulement cela constitue une sacrée entaille à la confiance des chefs d’entreprises mais, ce faisant, il déballe sa faiblesse et sa pantalonnade face à un syndicalisme d’un autre âge méprisant 

l’intérêt général qu’il est censé représenter. De même, lorsque l’Etat s’engage à assurer la stabilité financière du pays mais, continue dans les faits, à engraisser sa machine administrative et à entretenir son train de vie à un rythme indécent au regard de la croissance économique, il ne fait que se dérober à la promesse faite aux bailleurs de fonds étrangers de contenir la dépense publique improductive. Et que dire de son engagement à relancer la croissance économique mais tout en poursuivant à accroître le poids de la fiscalité et le coût de la réglementation qui pèse sur l’entreprise ? Une pression supplémentaire amplifiée par une politique économique marquée par les atermoiements et les lenteurs qui contribuent à créer un climat des affaires particulièrement peu propice à la prise de risque et à la visibilité dans l’avenir, càd peu propice à l’investissement.

Ensuite, l’instabilité réglementaire et fiscale.

qui apparaît de manière ubuesque à travers la gestion chaotique du chantier « code de l’investissement ». Voici maintenant plus de cinq années pour ne pas remonter plus loin, que notre pays se démène pour se doter d’un nouveau code d’investissement sans y parvenir jusqu’à ce jour. Comment espérer voir repartir l’investissement dans ce flou juridique ? Plus problématiques sont les multiples questions que pose le projet qui est actuellement soumis à l’approbation de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Voici un projet de texte élaboré en vue de pallier la complexité, les insuffisances et les difficultés pratiques d’application de l’ancien code mais qui, à l’examen, apparaît tout aussi broussailleux, complexe et souffrant des mêmes maux opératoires que l’ancien code. Un code nouveau censé graver dans le marbre de la loi le cadre juridique et réglementaire de l’investissement mais qui continue à renvoyer à des décrets (8 décrets) d’application l’entrée en vigueur opérationnelle du texte, c’est à dire à confier au pouvoir exécutif la latitude de modifier à tout moment certaines règles du jeu. Compte tenu de la fragilité de (toute) la gouvernance démocratique et son inconstance en cas d’alternance politique, de telles pratiques ne sont guère de nature à rasséréner les investisseurs. Voici un projet de code censé libérer l’entreprise des entraves d’accès au marché et à offrir des garanties solides aux investisseurs mais qui, de l’avis même des chefs d’entreprises, reste nettement en-deçà de leurs attentes. Un code nouveau qui ne risque guère de contribuer à améliorer l’attractivité du site Tunisie dans la mesure où les pays concurrents offrent des conditions d’accueil et d’installation souvent bien meilleures. « Au Maroc, les industriels sont accueillis comme des rois ». Y compris les Tunisiens. Un projet rénovateur conçu après la « révolution » qui ne semble guère s’être départi du maquis des avantages et exonérations catégorielles, sectorielles et autres qui, dans le passé ont contribué au développement du favoritisme partisan et le clientélisme politique, pour leur substituer des dispositions incitatives générales valables et applicables à tous les investisseurs sans aucune exclusive. Une « discrimination positive » n’est certes pas à exclure en faveur des régions défavorisées et ou des jeunes cherchant à promouvoir leur premier projet d’entreprise mais celle-ci relève davantage du code de la fiscalité et des conditions d’accès aux financements que d’un code destiné à fixer le cadre général de l’investissement, les garanties à accorder aux investisseurs et enfin, à simplifier à l’extrême le processus procédural pratique pour l’accomplissement de l’acte d’investissement.

Surtout, la nouvelle « Instance Tunisienne de l’Investissement » dont la création est envisagée, ne semble guère conçue pour les innombrables jeunes et autres promoteurs individuels en quête d’un véritable guichet unique ouvert et capable de leur apporter, en sus de l’accomplissement des formalités administratives, conseil, services d’information et de mise en réseau, assistance technique, etc. Le système de gouvernance prévu dans le nouveau code semble davantage soucieux de préserver et d’affermir la tutelle du pouvoir politique et de son Administration davantage que des « services » correspondant aux attentes des investisseurs, à offrir et à amplifier pour surmonter les entraves et autres obstacles dont souffrent actuellement les candidats à la création de leur propre emploi.

La création d’un « Fonds National de l’Investissement » en lieu et place des multiples fonds spécialisés existant actuellement va assurément dans la bonne direction. A la condition toutefois que ce Fonds évite les voies du passé et soit orienté vers les nouvelles priorités du pays : l’aide aux jeunes promoteurs, à tous ceux qui évoluent dans l’informalité et qui désirent agrandir et structurer leur activité et enfin, l’investissement dans les régions défavorisées. L’agrégation des multiples fonds existant actuellement ne peut être véritablement efficace que si elle est mise à profit pour changer radicalement notre approche de l’aide à l’investissement et à la création d’entreprise : allouer les ressources non sur une base sectorielle ou professionnelle mais aux Tunisiens porteurs de projets qui souffrent actuellement de ne pas pouvoir accéder au système complexe des aides publiques et aux financements. Ainsi, ce Fonds gagnerait beaucoup à être réservé exclusivement aux jeunes diplômés porteurs de projets, à tous les « auto-entrepreneurs » qui évoluent dans l’informalité et qui désirent sortir du sous-terrain, ceci d’une part, et aux investissements dans les régions défavorisées de l’autre part. 

La démagogie anti-entreprise enfin.

 

Cet aspect sociétal est souvent méconnu sinon occulté. Il est pourtant réel, pernicieux et son rôle dans l’affaissement des chiffres de l’APII relatifs aux « nouvelles créations » ne doit pas être négligé. Et, de fait, depuis la « révolution » notre pays a développé avec ses entreprises une relation empreinte de défiance voire même de mépris à l’égard des promoteurs d’entreprises. Une relation singulière portée par les syndicats et parfois sciemment entretenue par la classe politique. Une relation qui se traduit par des revendications sociales effrénées qui ignorent totalement les réalités et les contraintes des entreprises ; un rejet qui se traduit au niveau de la politique économique par des décisions souvent contraires à l’intérêt bien compris du monde de l’entreprise. Les politiques économiques mises en œuvre depuis janvier 2011 n’ont fait que pérenniser finalement le modèle économique tunisien. Un modèle basé sur la consommation plus que sur la production des entreprises qui se traduit in fine par les importations et l’aggravation de la dette. Un modèle qui ne valorise guère l’entrepreneuriat, la création de son propre emploi et qui donne à penser aux jeunes que l’investissement est d’abord l’affaire de l’Etat et que la réponse à leurs attentes ne peut (et doit) provenir que de l’Etat. Telle est la culture économique qui s’est incrustée dans l’inconscient des jeunes de Kasserine et de tous les autres jeunes de Tunisie qui trépignent d’impatience en attendant la Révolte. Aussi, il ne faut guère s’étonner de les voir cracher leur colère contre les symboles de l’Etat.

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