Fiscalité : Un pays sans fortunés est un pays pauvre (Par Mehdi MAAZOUN, Expert-comptable et Commissaire aux comptes)

Comment faire comprendre aux Tunisiens que lorsqu’un fortuné quitte la Tunisie, et n’y paie donc plus ses impôts, c’est un coût supplémentaire pour ceux qui restent, car c’est avec eux seuls par ricochet que l’État bouclera son budget ? Comment faire comprendre que la sur taxation des hauts revenus affectera in fine aussi les classes moyennes, les jeunes et les salariés dont la mobilité est limitée ? Comment leur faire comprendre qu’un pays sans riches est un pays pauvre ? Qu’au-delà du manque à gagner fiscal, notre pays perd une partie de ses élites économiques et, avec elles, des cerveaux, des talents, des innovateurs, des  entrepreneurs  sans  lesquels  il  n’y  a  pas  de  richesse  collective,? On a le droit de ne pas aimer les riches, mais est-ce une raison pour les surtaxer au point d’appauvrir tous les Tunisiens ?

Historiquement, l'impôt sur la fortune était "l’œuvre" de la gauche Française, arrivée au pouvoir au début des années 80 du siècle précédent. Depuis, les multiples études et corrections significatives de cet impôt confirment son échec en France. Certains autres pays, qui disposaient de ce type d'impôt, l'ont purement et simplement abandonné. C’est le cas de l’Allemagne, de l'Autriche, du Danemark , de l'Irlande, de la Suède, du Luxembourg et de la Finlande.

En Tunisie, au lieu de s’inspirer des expériences/échecs des autres nations, le projet fuité de la loi de finances pour l’année 2023 prévoit un nouvel impôt sur la fortune immobilière, applicable sur les fortunes immobilières dépassant le seuil de trois millions de dinars. A notre avis, l’environnement juridique, foncier et économique de la Tunisie ne lui permet pas d’appliquer correctement et efficacement ce genre d’impôt. En effet, une grande partie des biens fonciers ont des situations juridiques très compliquées, sont gelés ou ne sont même pas titrés à la conservation foncière. Une autre difficulté sera l’évaluation des biens immobiliers. Même dans une seule localité, le prix du mètre carré du terrain ou d’une maison diffère significativement, en fonction de l’emplacement exact, de l’accès, des voisins et surtout de la situation foncière (titre bleu, propriété dans l’indivision, habous, etc.). Le risque d’abus par les services des contrôles fiscaux demeure important, notamment dans un domaine aléatoire. Nous n’avons pas en Tunisie, hélas, un Argus immobilier performant qui contient des moyennes des prix par région, localité, cité, et actualisées périodiquement. Le fait de s’aligner sur d’autres contrats de vente pourrait fortement fausser les données réelles/vénales spécifiques à chaque parcelle de terrain et créer des injustices fiscales. 

Par ailleurs, cet impôt frappera la propriété en absence de tout revenu préalable encaissé par le contribuable. C’est contraire au principe élémentaire d’une imposition qui devra prélever une recette du patrimoine (poche) d’une personne ayant réalisé un revenu. Ainsi, si le propriétaire du bien immobilier le loue, il devra payer l’impôt sur les revenus fonciers. S’il le vend, il devra payer l’impôt sur la plus-value immobilière. Mais s’il n’en tire aucun revenu, il ne devrait pas payer des impôts par équité fiscale. D’ailleurs, il se peut qu’il n’ait même pas de liquidités pour honorer cette nouvelle charge fiscale.

L’impôt sur la fortune est injuste puisqu’il ne touche pas des revenus gagnés mais il frappe annuellement la propriété des biens acquis grâce à des revenus déjà fiscalisés et imposés en amont, même dans le cas d’héritage. Les taux des droits d’enregistrement sont déjà énormes en Tunisie et sont de l’ordre de 10% de la valeur de chaque bien immobilier dépassant un million de dinars. L’enregistrement est un impôt déguisé sur la propriété, qui s’ajoute à l’impôt sur le revenu avoisinant le taux de 36%. Le bon contribuable ayant enregistré son achat immobilier a donc déjà supporté et payé presque la moitié de la valeur du bien. C’est injuste de le faire payer plus, chaque année, à l’infini, alors que d’autres personnes, qui n’ont pas enregistré leurs acquisitions ou qui travaillent dans le commerce parallèle, informel, contrebande,…vont continuer à échapper totalement à leurs obligations fiscales. Afin d’alimenter les caisses de l’Etat tout en réduisant les frustrations des bons contribuables, les services fiscaux devraient se concentrer sur les fraudeurs, les faux forfaitaires, les patrons du régime parallèle qui n’ont même pas de patente.

Contre-productif, l’impôt sur la fortune immobilière proposé par le projet de la loi de finances 2023 participera à l’environnement actuel vécu en Tunisie, caractérisé par un sentiment de haine "anti-riches" et à cette insécurité fiscale qui poussera les Tunisiens disposant de moyens à s’exiler.

L’État Tunisien, en voulant imposer la fortune, tue la poule aux œufs d’or. En effet, tout capital ayant fui à l’étranger est perdu, alors qu’investi par des privés dans le circuit économique, il aurait permis de générer des revenus, créer des emplois, payer des taxes qui auraient alimenté les caisses de l’État. Ceux de nos dirigeants qui croient résoudre un problème des recettes fiscales en taxant le capital ne font que générer un problème plus grave pour les années suivantes et ça coûtera plus cher à la Nation qu’il ne lui rapportera, conformément à l’adage «trop d’impôt tue l’impôt».

Mehdi MAAZOUN

Expert-comptable et Commissaire aux comptes

Membre du comité consultatif d’«INFOS JURIDIQUES »

NB : Cet article a été préalablement publié dans « Infos juridiques », décembre 2022.

 

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